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JOSHUA SLOCUM


Le Liberdade - 1888


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Comme chacun sait, Siocum était un marin de métier, un marin de toujours, un de ces marins comme on n'en fait plus, uniquement formé à l'école de la voile. Issu d'une vieille famille canadienne, puisque né en Nouvelle-Écosse, pays réputé pour les loups de mer des célèbres goélettes de pêche de Gloucester, il fut sur l'eau dès son plus jeune âge. De matelot, après avoir navigué un peu partout à travers le monde, il devint capitaine et commanda le beau trois-mâts Northen Light vers 1880, puis le trois-mâts barque Aquidneck de 326 tonneaux, dont il était propriétaire, et qui se perdit en décembre 1887 sur la côte du Brésil. Comme Siocum n'était pas assuré et que, de plus, il naviguait avec sa famille comme la plupart des capitaines de l'époque, la solution la plus économique pour rentrer aux États- Unis était de le faire par ses propres moyens. Slocum n'hésita pas un instant et se lança dans la construction de son moyen de retour, aidé par son fils Victor qui était son second à bord de l'Aquidneck.

Avec un outillage plus que modeste, constitué par une hache, une herminette, deux scies, une lime et trois tarières, ils construisent en quelques mois, avec les bois les plus divers, des clous et des ferrures provenant de l'épave de l'Aquidneck, le Liberdade, que Slocum baptise du nom de « canoë » mais qui est inspiré des fameux doris du cap Ann. Il a une longueur d'un peu plus de 10,50 m, porte trois mâts gréés de voiles chinoises confectionnées par Mme Slocum avec la machine à coudre sauvée du naufrage.

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En ce qui concerne le plan de voilure, on peut constater que Joshua Slocum n'ignorait rien du gréement des jonques chinoises et des avantages qu'il procure.


Non sans difficultés, Siocum obtient des autorités brésiliennes un rôle de pêche. Personne ne pensait sérieusement qu'il pourrait rallier les États-Unis avec une telle embarcation. Embarquant 120 livres de biscuits de mer, 25 livres de farine, 30 livres de sucre, 9 livres de café, 3 livres de thé, 20 livres de porc, 100 livres de boeuf séché, 20 livres de morue séchée, 2 bocaux de miel, 200 oranges, 6 régimes de bananes, un panier d'ignames, 12 tiges de cannes à sucre et 540 litres d'eau, Slocum, accompagné des siens, sa femme et ses fils Victor et Garfield encore tout jeunes, prend la mer le 24 juin 1888 par grosse brise de Sud-Ouest, alors que personne ne veut se risquer à sortir par un temps pareil. 24 heures après, il se trouve à 150 milles de là, mais la violence du vent lui enlève toute sa voilure, et c'est à sec de toile qu'il entre à Santos Head, d'où un de ses amis, le capitaine Baker qui commandait le S/S Finance, le remorque jusqu'à Rio de Janeiro par très grosse mer, à la vitesse de... 13 noeuds Joshua Slocum reste ainsi à la barre pendant 20 heures, pendant que son fils, la hache à la main, se tient prêt à couper la remorque.
Un mois plus tard, le 23 juillet 1888, Liberdade appareille de Rio par petite brise, mais rencontre du temps frais le 30, et couvre 180 milles en 24 heures, ce qui est quelque peu exceptionnel, pour arriver à Bahia le 12 août. Là, bien que les fonds fussent en bois de fer (et les côtés en cèdre et à clins), Liberdade est doublé en cuivre pour le préserver des tarets. Bahia-Pernambouc (aujourd'hui Récife), 390 milles en 7 jours; de là, route directe sur les Antilles par une mer hachée mais courant portant, 2.150 milles parcourus à la moyenne de 113 milles par 24 heures, ce qui est une nouvelle performance. Soit 19 jours pour se rendre de Pernam- bouc à La Barbade, et 5 jours de plus pour aller à Porto-Rico distant de 570 milles.

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Après trois jours d'escale, Liberdade reprend la mer le 15 octobre pour Haiti, Cuba puis Caye Lobos. Cette dernière traversée est rendue pénible par le mauvais temps et de sérieux orages. C'est ensuite l'entrée dans le Gulf Stream, où Liberdade, poussé par le vent et le courant, arrive à faire 220 milles le premier jour ! Mais le vent tourne au Nord-Est, levant une mer agressive, obligeant à prendre des ris. La Caroline du Sud est atteinte le 28 octobre, après 13 jours de mer, soit 1.300 milles depuis Porto-Rico. De là, Slocum gagne Washington le 27 décembre et y passe l'hiver. Un résultat remarquable pour une embarcation peu commune, menée par un marin exceptionnel.



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ERIC DE BISSCHOP


Fou Po - 1932


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Joshua Slocum et Eric de Bisschop sont deux pionniers :
Ces deux grand marins ont été les premiers
à réellement pratiquer la circumnavigation
sur de petites embarcations.
Mais, de toute la petite bande présentée dans cet article,
Bisschop se montre le plus "jonquonphile"


Le 1er octobre 1932, Fou Po appareille de Hankow pour gagner Shangal en descendant les 600 milles du Yang-Tsé-Kiang.
Ce trajet est effectué en 18 jours. L'équipage se compose d'Eric de Bisschop, de Joseph Tatibouet, de deux jeunes Mongolo-Russes et d'un Géorgien.

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'Fou Po est une jonque de la région du Folkien (sud-est de la Chine). Elle mesure 18,74m pour une largeur de 4,96m. Son poids avoisine les 51 tonnes.''


Le 20 novembre, Fou Po rallie Woo-Sung, et prend le large vingt-quatre heures plus tard, cap à l'Est. La mer se forme sitôt passées les îles, et Fou Po roule sérieuse- ment, embarquant de lourds paquets de mer. Une drosse de gouvernail casse, il faut utiliser la barre franche de secours. L'équipage est anéanti par le mal de mer. L'ancien trou d'échappement d'un moteur anté- rieur permet à la mer d'envahir les fonds. Fou Po se débat dans une queue de typhon.
Pour s'en éloigner, Eric de Bisschop fait cap au Sud, à sec de toile, durant trois jours consécutifs. Le temps est totalement bouché et ne permet pas de faire la moindre observation astronomique. Fou Po franchit 300 milles et vient se jeter sur le récif de la côte Nord de l'île de Formose. Il passe par-dessus le récif, et entre ainsi dans une zone plus calme, protégée par le récif. Malheureusement, dans la précipitation de la manoeuvre, les ancres n'ont pas été enjalées (le jas* n'a pas été mis) avant d'être mouillées et sont donc inefficaces. Fou Po chasse irrémédiablement vers la côte, dans la nuit, et se couche enfin sur le flanc, les mâts à l'horizontale.

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Les bateaux orientaux nous déroutent. Nous ne pouvons que constater que les formes de carène sont rondes, très rondes même, et doivent donc donner des bateaux rouleurs. Seul un lest important peut leur permettre de se comporter à peu près normalement.


Avant le jour, en quelques heures, le bateau sera pillé et toute la coque dépecée par les pirates de l'endroit. Tout est emporté dans les montagnes avoisinantes.
Ainsi prend fin, prématurément, la première tentative d'Éric de Bisschop d'explorer le Pacifique à la Recherche des limites et de la direction du contre-courant équatorial, recherche qui lui permettra ultérieurement d'étayer sa théorie sur les migrations polynésiennes.


  • Jas: barre transversale servant à assurer la prise verticale des pattes de l'ancre sur le fond.




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Fou Po II - 1935

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Après le naufrage du Fou Po I, en novembre 1932, la foi et la persévérance de nos deux navigateurs, Eric de Bisschop et Joseph Tatibouet ne sont aucunement entamées. Un chantier d'Amoy, recommandé par le Consul de France, est contacté. Il s'engage à construire une jonque en six semaines. Il en faudra huit en réalité... Ce qui n'en constitue pas moins un temps record. Les moyens financiers de Tati y contribuent largement.

En Chine, les assemblages de coque dans l'ensemble, et ceux des bordés en particulier, sont assez rustiques. Le produit à base de gommes naturelles, utilisé pour le calfatage et l'étanchéité finale, fait le reste, miraculeusement, comme me l'expliquait Eric de Bisschop lui-même.

Il semble incontestable que le Fou Po II ait été construit en tenant compte de certaines directives d'Éric de Bisschop, en particulier en ce qui concerne l'avant « à l'européenne » avec juste une petite concession, au-dessus du pont, pour le pavois qui reste ouvert en haut de l'étrave. Beaucoup de jonques, en effet, et celles d'Amoy en particulier, comportent, tout comme nos prames, une marotte. Et cette dernière est normalement presque aussi importante que le tableau sur ces jonques.

Fou Po Il est dérivé des jonques de pêche locales. Le tirant d'eau est faible, compte tenu des côtes plates et de la nécessité de remonter les fleuves et les rivières. Le plan de dérive proprement dit est constitué par une modeste quille, prolongée au bas de l'étrave par un mince petit plan additionnel. Mais le plan de dérive essentiel est en fait - comme dans bien d'autres régions à côtes plates - ce gouvernail très développé (surtout en profondeur) et qui, pour ne pas être gênant, est relevable rapidement grâce à un système simple. Les deux antennes arrière qui prolongent la tonture, sont réunies par un cylindre en bois qui peut tourner, faisant office de treuil. Un fort bout est fixé en permanence sur le gouvernail. Lorsque le besoin s'en fait sentir, l'équipage fait tourner le treuil avec des leviers, et le gouvernail remonte de façon à ne plus dépasser en-dessous de la coque. Une fois relevé, la mèche s'élève à environ 1,50 m au-dessus du treuil et des antennes, ce qui donne une allure très particulière à ces jonques. Évidemment, ce gouvernail est relativement fragile.

Le lancement de Fou Po II a lieu fin février 1933. Lancement homérique, si l'on en croit ce que m'a raconté Eric de Bisschop, opération qui présuppose que les propriétaires ne soient en aucune façon cardiaques. En effet, une fois le bateau achevé sur la rive qui surplombe sensiblement le fleuve, tous les hommes valides du village sont mobilisés, et chacun pousse ou tire jusqu'à ce que la coque rejoigne le fleuve en faisant des pirouettes dangereuses, voire acrobatiques, car il n'y a ni berceau ni cale de lancement Il faut donc bien admettre que ces bateaux sont plus que solides, pour supporter un pareil traitement.

Terminé et gréé un mois et demi plus tard, mais faute de finances suffisantes, c'est quand même avec un armement incomplet et de maigres provisions que Fou Po II appareille le 16 mars pour Manille aux Philippines, où il arrive après 13 jours de mer. Là, la Marine américaine lui fournit tout ce qui lui manque et même au-delà. Puis Fou Po lise rend à l'île de Mindanao pour carénage et finitions. Il appareille enfin le 15 juin pour le Pacifique, à la recherche des limites du contre-courant équatorial si cher à Eric de Bisschop et à sa théorie concernant les migrations polynésiennes.

Fou Po Il s'avère mauvais louvoyeur, comme on pouvait s'y attendre en regardant les plans : faible tirant d'eau et fardage considérable. II commence à faire de l'Ouest puis du Sud, sur les Moluques, au large desquelles il passe le 6 août, avant de se rendre à Amboine (Moluques du Sud) pour faire doubler la carène en cuivre, car elle commence à être attaquée par les tarets qui pullulent dans les mers chaudes. Départ d'Amboine fin septembre, pour se rendre à Port Hedland sur la côte Ouest de l'Australie afin d'y faire le plein d'eau. La tempête assaille le bateau à partir du 18 novembre. Il reçoit une lame sourde et engage, le lest intérieur s'étant déplacé. Le safran de gouvernail est emporté par la tempête qui dure cinq jours, faisant dériver Fou Po II de 300 milles. Onze jours sont alors nécessaires pour exécuter un nouveau gouvernail de fortune, beaucoup moins profond que l'original, une bonne partie du plan de dérive efficace étant ainsi supprimée. Il rencontre le cargo-mixte norvégien Tarn, qui le ravitaille généreusement, puis il s'efforce ensuite de rejoindre la côte d'Australie, qu'il atteint enfin le 16 décembre 1933. Tempête pour Noël. Faute de port, Fou Po ii doit remonter jusqu'à Broome au Nord-Ouest de l'Australie où il séjourne un mois pour réparations et construction d'un nouveau gouvernail. Puis, il remonte à Port Darwin, d'où il repart le 23 mars 1934 après 12 jours d'escale. Commence alors un long louvoyage, d'abord pour faire le tour de l'île Bathurst et entrer dans la mer d'Arafura. Découverte d'un îlot de sable, dont la position est soigneusement relevée, car cet îlot est officiellement positionné ailleurs ! Puis mouillage à l'île Thursday, à l'entrée du détroit de Torrés, pour une escale de trois semaines.

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Départ le 22 juin, mais Fou Po II, avec son mauvais louvoiement, ne gagne que très lentement, pendant dix jours, vers Sydney. Finalement, il renonce et remonte vers le Nord pour ressortir de la ceinture de récifs par la passe de Bligh dans la mer de Corail. Mais comme le vent se remet à souffler fort du Sud-Est, il faut de nouveau louvoyer dur, pour gagner peu de route vraie. Comble de chance, Fou Po II perd son mât de misaine le 9 juillet.

Relâche en Nouvelle Guinée, à côté de Port Moresby (à Kikori) pendant cinq mois, pour remettre le bateau en état, à terre. Fou Po II est remis à l'eau le 3 fé- vrier 1935 et reprend la mer pour aller vers l'île de Yule où le vent contraire l'empêche de relâcher, aussi gagne- t-il Port Moresby le 9 février. Il en repart le 23, pour reprendre enfin ses travaux et ses recherches interrompues depuis sept mois. Passe au Sud de Guadalcanal (îles Salomon) et entre à Tugali le 22 mars. Séjour à la mission de Wanoni Bay, en repart le 7 mai. Passe devant l'île de Vanikoro. Le gouvernail accuse une nouvelle faiblesse et ne peut être que partiellement réparé par les moyens du bord r on lui enlève à nouveau de la surface, ce qui rend l'allure du près même bon plein, encore plus aléatoire. Pour l'instant, longue bordée vers le Nord, au largue, en direction des îles Gilbert, avec des moyennes de 100à 150 milles par jour. Puis, le vent refuse, et il faut louvoyer pendant... deux semaines, pour remonter environ 200 milles, et cela, en plus, contre ce fameux contre-courant équatorial. Finalement, route sur les îles Marshall, ancien territoire allemand, appartenant au Japon depuis 1919.

Fou Po II entre à Jaluit le 22 juillet, mais nos deux héros sont suspectés d'espionnage r ils feraient de l'hydrographie pour une puissance étrangère ! Après un étrange procès mené par le gouverneur japonais, qui dure quinze jours, Eric de Bisschop est relâché, et Fou Po II appareille sans tarder le 7 août, remonte vers le Nord, jusqu'au 21 septembre, jour où le vent tombe. Odeur fétide à bord. Les barils de vivres ont été percés par les Japonais à Jaluit ! Il faut tout jeter à la mer ! Le vent d'Ouest se lève le 23 septembre, permettant de tailler de la route en direction d'Honolulu.

Le 14 octobre, la dernière boîte de conserve est consommée. La faim s'installe à bord, plus impérieuse tous les jours. Le 23, l'île de Molokaï apparaît à l'horizon. C'est l'île des lépreux, qui fait partie de l'archipel des Hawai. Sur le soir, Fou Po Ilpasse au large. De plus en plus faible, Eric de Bisschop perd connaissance plusieurs fois et Tati n'est guère plus brillant. Fou Po II, sous voilure réduite, à cause de l'épuisement de l'équipage, arrive au mouillage. Les secours s'organisent, nos deux marins mourant de faim sont transportés à l'infirmerie de la léproserie où, tout doucement, ils reprennent goût à la vie. En revanche, la mort est semée par un coup de vent, dans la nuit du 26 au 27, coup de vent qui jette Fou Po II sur les rochers où il est éventré et détruit. Toutes les notes concernant les calculs et les recherches d'Éric de Bisschop sont anéanties et reprises par la mer.

On a pu lire, sous la plume d'un ancien camarade d'études d'Éric de Bisschop, une prose indigeste dans laquelle Tati est systématiquement pris comme « tête de Turc », avec une bonne foi plus que discutable. En réalité, Tati a pu avoir des hauts et des bas, faire quelques erreurs; il n'en n'est pas moins vrai qu'il a toujours été, non seulement le compagnon plus que fidèle des bons et des mauvais jours, mais encore le mécène qui a participé aussi bien à la réalisation des deux Fou Po, qu'ultérieurement à celle du Kaimiloa.




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Kaimiloa - 1937/1938


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Eric de Bisschop et Joseph Tatibouet récupérèrent lentement à la léproserie de Molokaï, après un mois de famine en mer. Pour comble, dans la nuit du 26 au 27 octobre 1935, le Fou Po II est jeté à la côte. Eric de Bisschop est effondré, physiquement et moralement. Un missionnaire français entre alors dans sa chambre et lui dit « Cher Capitaine, ne désespérez jamais Je sais que vous avez tout perdu, du moins le croyez- vous. Pourtant, vous êtes moins à plaindre, beaucoup moins, que ces centaines de malheureux au milieu desquels je vis, ces lépreux ! Écoutez ils ne se plaignent pas, eux : ils chantent ! » Eric de Bisschop comprend et baisse la tête... Tati entre à son tour dans la chambre et, dans un sursaut, Eric de Bisschop lui dit : « Je vais repartir... Je construirai un nouveau bateau... » Tati, malgré les difficultés, les différends inévitables entre les deux hommes confinés sur un petit bateau, malgré sa promesse de ne pas continuer, offre à Eric de Bisschop de repartir avec lui sur le nouveau bateau qu'ils construiront - et cela en grande partie avec son argent à lui, Tati, car il a encore un petit magot en Chine.
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Imprégné par ses recherches sur les migrations polynésiennes, et principalement sur les embarcations primitives susceptibles d'entreprendre de grandes traversées, Eric de Bisschop s'intéresse aux récits et au croquis des premiers explorateurs de ces régions, Bougainville, d'Entrecastaux et surtout Cook. Mais tout cela est vague et flou. Aussi, prend-il enfin le taureau par les cornes et fait-il lui-même ses plans, avec son sens marin pour seul guide.

La construction commence dans les dernières semaines de 1935, sur une plage près de Waikiki. Vers septembre 1936, l'essentiel du Kaimiloa est terminé. Mais le moral est très bas, sapé par les réflexions défaitistes et les avis des nombreux visiteurs sur cet engin inédit, qui ne doit pas pouvoir aller bien loin, en admettant même qu'il puisse prendre la mer ! Miraculeusement, le chantier reçoit la visite de Papaleaiaina, princesse hawaïenne, avec ses visions prophétiques concernant les navigations du Kaimiloa, réédition moderne des pirogues doubles polynésiennes, nom- mées « Lua-Lua », utilisées plus de mille ans aupara- vant par ses ancêtres pour la conquête des îles du Pacifique...

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Le moral remonte au maximum, les travaux reprennent de plus belle. Les coques sont mises à l'eau, la plate-forme posée, puis c'est le tour des mâts. Les premiers essais ont lieu le 11 octobre 1936. Ils s'avèrent valables mais insuffisants et sont donc poursuivis par des temps beaucoup plus durs. Le second essai, début novembre, dure trois jours et trois nuits, entre les îles d'Oahu (Honolulu) et Molokaï, et finalement, le vent oblige à faire escale à... Pearl Harbour, le grand port militaire.

Le grand départ a lieu le 7 mars 1937, vers 14 heures, par forte brise de Nord-Est, portante, avec grosse mer, cap au Sud, en direction de Futuna (îles Fidji). Sous foc et misaine, soit environ 6,50 m2, Kaimiloa abat une moyenne de 85 milles par jour. Ensuite, avec un peu de grand'voile, la moyenne monte à 110 milles. Le 8 avril, les sommets des Samoa sont en vue. Relâche à Sigave (île de Futuna) du 14 au 25 avril, puis Kaimiloa cingle vers l'Ouest. Un mois plus tard, le 23 mai, il prend une passe peu connue dans la Grande Barrière et vient mouiller devant l'île de Murray. Il en repart le lendemain. Navigation pénible à travers les récifs de la Grande Barrière, non sans toucher plusieurs têtes de roches. Enfin, mouillage à Coconut Island où l'on retrouve les vieilles connaissances de l'escale du Fou Po 11, trois ans auparavant.

Kaimiloa reprend la mer le 28 mai, au plus près, tout dessus, malgré une très forte brise et une grosse mer. Le bateau vibre, tremble et craque de toutes parts, mais rien ne casse Le dernier récif est paré, puis Goode Island est doublée avant l'entrée dans la mer d'Arafura. Les moyennes journalières sont de l'ordre de 120 à 145 milles, barre amarrée. Deux mouillages forains sur la côte de Bali, puis escale de quelques jours à Sourabaya, avant de longer la côte de Java, de passer près de l'île tristement célèbre de Krakatau, et d'entrer dans l'Océan Indien, le 2 juillet. Poussé par un vent frais de Sud-Est, Kaimiloa taille ses 130 à 165 milles journaliers ! Les sommets de l'île de la Réunion sont aperçus le 27 juillet. Gros temps pour doubler le cap des Aiguilles, puis entrée en fanfare, par grosse mer de l'arrière, dans le port de Capetown le 26 août pour une escale d'une quinzaine.

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Violent coup de Sud-Est pour le départ : Kaimiloa fonce à 8,5 noeuds sous voilure réduite. Passe par le travers de Ste-Hélène le 30 septembre. L'île de l'Ascension le 7 octobre. La Ligne est coupée le 12 octobre, 29 jours après le départ de Capetown. Le 1er novembre, Kaimiloa se trouve par le travers de Conakry, puis des îles du Cap Vert le lendemain. Route sur les Açores, mais un fort coup de vent d'Ouest empêche d'y arriver. Le cap est alors mis sur le Portugal mais, alors qu'on parvient devant l'embouchure du Tage, tempête d'Est! Cap sur Tanger mais, une fois passé Saint-Vincent, il faut prendre la cape, par suite d'un coup d'Est-Nord- Est qui souffle en tempête... en guise de souhaits de Nouvel An 1938 ! Le 3 janvier, mouillage à Tanger, où Kaimiloa restera quatre mois.

Le départ de Tanger a lieu le 8 mai 1938 par jolie brise d'Ouest, qui permet de faire 140 milles au cours des premières 24 heures. Kaimiloa passe les Baléares, puis remonte sur Marseille où il est pris par un coup de Mistral qui le pousse le long de la côte à une vitesse d'environ 8 à 10 noeuds, toujours barre amarrée. Enfin, le cercueil à deux places qui devait se disloquer dès son départ d'Honolulu, est reçu triomphalement à Cannes où il arrive le 21 mai, après avoir parcouru les trois quarts du tour de la terre, soit 30.000 milles en 11 mois (Honolulu-Tanger).

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Eric de Bisschop était très discret, pour ne pas dire secret, en ce qui concerne ses divers bateaux, et surtout ceux de sa conception. Aussi m'a-t-il été très difficile, plus de quarante ans plus tard, d'arriver à en faire des reconstitutions. Après des années de recherches et des mois d'essais infructueux, j'étais sur le point d'abandonner, lorsqu'une amie de la famille Tatibouet, Jeanne Hardie, se chargea de faire la liaison entre Tati, malade et très faible, et moi. C'est ainsi qu'il m'a été possible d'avoir les principales dimensions de chaque coque, la largeur totale de l'ensemble, etc. Après le décès de Tati, en novembre 1981, Madame Tatibouet voulut bien prendre le relais et m'envoyer un bon nombre de photographies, ce que son mari n'avait jamais voulu faire. Finalement, c'est grâce à ces documents qu'il m'a été possible de comprendre le mécanisme du tracé des coques, et d'arriver à la présente reconstitution du Kaimiloa qui est l'ancêtre moderne et occidental de tous les catamarans actuels. Ne serait-ce qu'à ce point de vue, il faut saluer bas le grand précurseur éclectique qu'était Eric de Bisschop, qui avait, de plus, cette âme de marin primitif doué d'un sens supplémentaire... On constatera avec étonnement que le déplacement total du bateau est important pour une surface de voilure infime. Par ailleurs, si Kaimiloa tenait bien sa route barre amarrée, cela n'a rien de bien étonnant, car cette voilure est très décentrée sur l'avant. En revanche, au plus près, cette caractéristique ajoutée au faible tirant d'eau, ne pouvait donner qu'un bateau bien médiocre, défaut qui est passé, sous silence - tout simplement, je pense, parce qu'Éric de Bisschop avait navigué sur des grands voiliers, comme Slocuni, et devait trouver ce défaut tout naturel. La construction de Kaimiloa était très rustique, mais particulièrement solide, comme on peut le constater d'après les photos. Les coques avaient un chevillage galvanisé, mais étaient quand même doublées de cuivre. N'ayant pu disposer de document valable, ni sur la plate-forme, ni sur l'accouplement souple (les fameux ressorts de tramways) entre coque et plate-forme, je dois passer ces deux points sous silence. Toutefois, on sait que la plate-forme se terminait par un triangle central, sorte de queue de malet qui devait servir, semble-t-il, de point d'écoute de grand-voile.




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Kaimiloa -Wakela  1940

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Eric de Bisschop fait partie de cette sorte d'homme qui se passionne pour beaucoup de choses et ne sait pas rester inactif. Aussi, après son arrivée en France, en mai 1938, à bord du Kaimiloa, envisage-t-il la réalisation d'un nouveau bateau pour continuer ses travaux et ses recherches sur les courants du Pacifique et les migrations polynésiennes. Kaimiloa a été vendu à deux Américains, MM. Welch et Waker qui firent escale à Alger du 9 au 26 juillet 1939, avant de reprendre la mer en direction de Gibraltar et... de Panama. Mais la guerre survint quelques mois plus tard, et l'on n'entendra plus parler d'eux en Europe par la suite. Eric de Bisschop, qui approchait alors la cinquantaine, n'en avait pas moins le cerveau toujours en ébullition.
Aiguillonné par la belle Papaleaiaina devenue son épouse, encouragé par l'expérience du Kaimiloa, il en était venu à concevoir ce qu'il appelait volontiers le meilleur bateau du monde. Pour le réaliser, il loua sans tarder à Bègles, tout à côté de Bordeaux, le petit chantier Pradet alors en inactivité. Là, aidé d'un charpentier de marine professionnel, il construira une nouvelle pirogue polynésienne, mais à deux balanciers, qui représentera, somme toute, le premier trimaran moderne de grande croisière, resté inconnu.

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La construction sera massive et rustique, dans le même genre que celle du Kaimiloa, avec de puissantes membrures et d'épais bordés en pin d'Oregon. La carène sera doublée en laiton. Comme la stabilité devait être entièrement assurée par les balanciers, ils seront remplis de liège, les vides étant colmatés avec du brai liquéfié. Dans les élargissements latéraux en encorbellement, il était prévu de loger une couchette, dans la partie avant, la tête du dormeur étant située tout à fait contre le pan-coupé. Notre capitaine, devant occuper personnellement une de ces couchettes, avait prévu qu'il pourrait ainsi estimer l'état de la mer, du temps, la direction du vent et la marche du Kaimiloa Wakea au bruit que feraient les vagues contre ce pan-coupé. C'était l'avertissement sonore automatique du parfait navigateur de l'Antiquité ! Pour finir, cela ne s'est pas passé ainsi. Eric de Bisschop avait été trop optimiste, car ces élargissements étaient trop peu volumineux intérieurement et difficilement accessibles.
Par ailleurs, les descentes latérales à l'arrière du rouf central, et les hublots rectangulaires des roufs n'étaient que des châssis vitrés, coulissant pour procurer l'aération souhaitée. Sur les plans ci-contre, les plates-formes latérales n'ont pas été tracées, pour permettre une meilleure lecture des lignes. Mais elles sont très visibles sur les photos de la maquette. Enfin, dernier détail qui a son importance : la figure de proue représentant un lézard polynésien, a été entièrement sculptée, avec son brio habituel, par Papaleaiaina de Bisschop. Travail accompli tout en entretenant de longues conversations, en sifflant avec les oiseaux qui batifolaient dans les ramures des grands arbres entourant le chantier Pradet. Mais la guerre de 1939 éclate. Kaimiloa Wakea est terminé en hâte.

Après quelques essais, diverses modifications et améliorations sont apportées. Entre autres, le réglage des balanciers en profondeur, car la ligne de flottaison réelle est sensiblement au-dessus de celle qui avait été prévue initialement (une vingtaine de centimètres, semble-t-il). Kaimiloa Wakea est ensuite mouillé à la pointe de la Coubre, d'où l'appareillage a lieu le 14 juin 1940. Une dure traversée du golfe de Gascogne fera apparaître un grave défaut dans le système de liaison des balanciers, ce qui a bien failli provoquer un désastre. Cette liaison était souple au départ, avec des ressorts, comme sur le Kaimiloa. Relâche à Gijon où Eric de Bisschop apprend l'ampleur de la défaite et l'envahissement de la France.

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De là, escale à La Corogne où la fixation des balanciers est revue et corrigée de façon définitive, mais rigide, cette fois. La facture est réglée avec délicatesse par des amis espagnols. Kaimiloa Wakea gagne Lisbonne et y séjourne trois mois, avant d'appareiller le 4 novembre 1940 à destination des Canaries. Au cours de cette première modeste traversée, des temps très divers sont rencontrés, ce qui permet à Eric de Bisschop de constater avec joie que sa pirogue répond pleinement à ce qu'il en attendait et que son comportement est parfait en toutes circonstances. Ceci en dehors des chocs des vagues contre les pans-coupés, qui ne sont pas assez obliques. Venant de reconnaître Fuertt'tentura et ayant mis le cap sur Las Palmas, vers les deux heures du matin, Kaimioa Wakea est abordé par le chalutier espagnol Rosalia. La poutre tribord arrière est sectionnée, entraînant la perte du balancier. La pirogue déséquilibrée s'est mise à la verticale sur le côté, mais elle est bien vite redressée par l'équipage d'un autre chalutier. Malheureusement, le remorquage est effectué dans de très mauvaises conditions, et le filin casse à plusieurs reprises. Finalement, l'abandon est décidé, et les de Boisseau qui, alors jeunes étudiants, allaient passer leurs jeudis sur les bords de la Garonne, subjugués par le Kaimiloa Wakea dont ils firent maintes photographies. Mieux encore, Michel Bourdos en avait fait une grande maquette en contre-plaqué. Si cette dernière n'était pas à l'échelle, elle n'en était pas moins tout à fait significative. Et sans hésiter une seconde afin de me faciliter les choses, il fit faire une vaste caisse de 1,20 x 0,80 x 0,30 m pour loger son oeuvre, qu'il m'expédia sans tarder

Cette maquette fut déterminante, en m'apportant les éléments qui me manquaient pour la bonne compréhension du jeu des lignes de cette carène sortant du commun. Cela m'a permis de revoir et de corriger mon projet initial de reconstitution qui, ainsi, doit être maintenant très proche de la réalité. Un point particulier m'a procuré bien des soucis : l'arrière. Alors que je le supposais pointu sur un étambot, c'était en réalité un tableau de jonque, mais triangulaire, surmonté d'un château. Au sommet de la pointe arrière se trouvait un palan permettant de faire remonter le gouvernail qui, normalement, était plus profond que la coque et servait de plan de dérive, comme sur les jonques et bien d'autres bateaux.

Eric de Bisschop était un homme sans histoire, un modeste. II avait le courage de ses opinions et faisait ses expériences sur son propre dos et non sur celui des voisins. Le plus remarquable c'est que, doué apparemmment d'un sixième sens, il concevait d'emblée des créations valables, tout à fait inédites.


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Un excellent article complémentaire, signé james wharram,
traduit et adapté par Jean-Yves Poiriers :
Eric de Bisschop, un pionnier méconnu



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